Dérive antisémite sur les campus, ou malaise sioniste face à la solidarité avec la Palestine ?

Depuis trois semaines, le mouvement de solidarité avec la Palestine face au génocide à Gaza a trouvé un nouveau souffle au sein des universités et sur les campus, d’abord aux États-Unis et désormais en Europe. Sciences Po est occupé depuis le 24 avril, et le mouvement s’est étendu aujourd’hui dans plusieurs universités françaises. Ces mobilisations, violemment réprimées par les forces de l’ordre des deux côtés de l’Atlantique, sont accusées de contribuer à une “dérive antisémite.” Mais qu’en est-il réellement ?

 

Insécurité ou malaise ?

Lors d’une projection du film Israelism organisée par Tsedek! le 1er avril, les réalisateurs du documentaire sur les mouvements juifs américains contre l’apartheid et l’occupation israélienne expliquent : “être mal à l’aise, ce n’est pas la même chose que de ressentir de l’insécurité”. C’est leur réponse aux Juif·ves américain·es qui perçoivent dans le mouvement de solidarité avec la Palestine une violence intrinsèque contre les Juifs et les Juives, et qui appellent à la répression de ces mobilisations, notamment sur les campus. Une répression présentée comme nécessaire pour assurer la sécurité des étudiant·es juif·ves. Pourtant, pour les réalisateurs Erin Axelman et Sam Eilertsen, les Juif·ves ne sont pas réellement en danger sur les campus – en revanche, s’iels mettent en avant des opinions pro-Israël, ils et elles risquent effectivement d’être mal à l’aise.  

Dans un épisode de podcast du média juif américain Jewish Currents sur les accusations d’antisémitisme sur les campus américains (datant du 11 avril), les intervenant·es[1] développent un propos similaire : “Lorsqu’on parle de “l’insécurité des Juif·ves” sur les campus, on parle en réalité d’un malaise politique pour les Juif·ves sionistes – et non d’insécurité”.

L’enchevêtrement du judaïsme et du sionisme étant au cœur de nombreux espaces communautaires juifs, il n’est pas surprenant que, pour de nombreuses personnes juives, Israël constitue une partie intégrante de leur identité. Pour les étudiant·es Juif·ves sionistes, Israël incarne la figure du Juif ; par conséquent, les critiques d’Israël et les positions antisionistes sont perçues comme des menaces contre les Juif·ves. Et parce qu’ils et elles auraient peur, le mouvement de solidarité avec la Palestine serait forcément antisémite.

Alors que la sécurité des Juifs et des Juives est utilisée comme prétexte pour écraser ce mouvement que rejoignent de plus en plus d’universités (avec des violences policières contre les étudiant·es aux États-Unis, en France, et en Allemagne), ces analyses provenant des milieux juifs de gauche américains nous offrent un rappel important : être mal à l’aise, ce n’est pas être en danger.

 

Étudiant·es juifs et juives mobilisé·es pour la Palestine

Il ne s’agit pas ici de nier l’existence de ce malaise juif vis-à-vis de l’antisionisme ou de la critique d’Israël, mais de le décortiquer et de questionner sa centralité dans la répression univoque menée à l’encontre les étudiant·es mobilisé·es contre le génocide, notamment dans les universités françaises. Ce que nous observons dans les universités n’est pas une vague de violence dirigée contre les Juifs et les Juives en tant que Juif·ves, mais un rejet croissant des points de vue pro-israéliens ainsi que de la complicité active des pays occidentaux, dans le contexte du génocide à Gaza et compte tenu de la colonisation continue de la Palestine.

La représentation médiatique d’une supposée dérive antisémite sur les campus américains ou dans les universités françaises reproduit en boucle l’idée fallacieuse que les universités seraient des lieux dangereux pour tous·tes les étudiant·es juif·ves à cause des mobilisations pour la Palestine. Mais c’est ignorer sciemment la présence d’étudiant·es juif·ves au sein de ces mobilisations, particulièrement forte aux États-Unis, où l’organisation juive antisioniste Jewish Voice for Peace se tient aux côtés de l’organisation étudiante Students for Justice in Palestine. Les médias mainstream préfèrent dépeindre deux camps opposés : l’intégralité des étudiant·es juif·ves d’un côté, et le mouvement pro-Palestinien de l’autre. Ce discours est non seulement factuellement incorrect, mais il alimente aussi l’illusion d’une rupture profonde entre les Juif·ves et les mouvements anticoloniaux et antiracistes.

La présence d’étudiant·es juif·ves dans ces mobilisations devrait être regardée en face. Sont-ils et elles vraiment des “faux Juif·ves”, des “mauvais·es Juif·ves”, des traîtres, des antisémites ? Qui peut, en bonne conscience, reproduire ces accusations alors que les étudiant·es juif·ves sont présent·es par centaines sur chaque campus américain, qu’ils et elles prennent la parole publiquement (notamment à Sciences Po) malgré le risque de représailles, que le mouvement de Juif·ves antisionistes, dans lequel Tsedek! s’inscrit, ne fait que prendre de l’ampleur et devient une réelle force politique en France et à l’international ?

 

Un appareil médiatique au service de la réaction

Le débat public étant déjà saturé d’amalgames et de confusions (antisionisme = antisémitisme, critique de l’apartheid israélien = mort aux Juif·ves, etc.), les représentations médiatiques dominantes des mobilisations étudiantes ne font que reproduire aveuglément ces narratifs. Nous sommes donc nombreux·ses à se tourner vers les réseaux sociaux et les médias alternatifs, où d’autres perspectives peuvent être exprimées et entendues. Il suffit de prendre l’exemple de la polémique à Sciences Po du mois de mars et d’observer la façon dont cet incident a été relayé dans les médias, provoquant une panique nationale dépourvue d’analyse critique – “antisémitisme à Sciences Po !” –, pour mesurer l’absence d’un travail journalistique de fond auprès des étudiant·es se trouvant des deux côtés du débat. Les étudiant·es présent·es sur place avaient pourtant expliqué que la personne exclue de la conférence pro-Palestinienne l’avait été pour des raisons de harcèlement et de doxxing des étudiant·es mobilisés pour la Palestine – non pas parce qu’elle était juive. Ces voix n’ont été néanmoins entendues qu’après que la polémique ait explosé dans les médias et au sein du gouvernement, et ont été largement marginalisées dans le récit officiel de l’incident.

 

Grimer une colère légitime, abîmer la lutte contre l’antisémitisme

Mettre l’accent politique et médiatique sur l’inconfort de certain·es étudiant·es juif·ves face à ces mobilisations détourne l’attention du massacre en question, et contribue à effacer les revendications au cœur de ce mouvement : leur appel à mettre fin au génocide à Gaza et leur dénonciation de la complicité des institutions françaises dans celui-ci. Pourquoi les étudiant·es se mobilisent-ils et elles ? Oui, iels accusent Israël de commettre un génocide à Gaza. Oui, iels s’opposent à la colonisation et à l’apartheid. Oui, iels appellent à une Palestine libre, une terre où Palestinien·nes et Israélien·nes puissent vivre en sécurité et dans l’égalité, libéré·es du régime suprémaciste actuellement en place.

Mais allons plus loin – pourquoi sont ils et elles en colère ? Pourquoi risquent-ils et elles la suspension, l’arrestation par les forces de l’ordre, la violence des contre-manifestant·es ? Est-ce vraiment l’antisémitisme qui motive ces étudiant·es ou le rejet des étudiant·es juif·ves qui les poussent à se mettre en danger face à une répression de plus en plus brutale ? Le récit dominant témoigne à la fois d’une pauvreté intellectuelle – le reflet finalement de la pauvreté du débat public sur ces questions – mais il est aussi plus généralement une expression de la colonialité de l’Etat français, qui criminalise la colère de ses populations marginalisées.

Les appels à la décolonisation de la Palestine se heurtent à l’écosystème d’une France qui peine à reconnaître sa propre colonialité, comme nous le rappelle Elie Duprey, militant Tsedek!, dans un article pour Contretemps. La colère qui se manifeste sur les campus témoigne du rejet des structures coloniales et impérialistes qui ont permis le génocide à Gaza. La grimer en expression antisémite est non seulement une grave insulte à sa légitimité, mais cela salit également la lutte contre l’antisémitisme en le détournant de ses manifestations réelles.

 

Construction d’une “dérive antisémite” pour museler les soulèvements anti-coloniaux

Face au soulèvement populaire anti-colonial et anti-impérialiste qui émerge en réaction au génocide à Gaza, l’État français tremble. Il sait qu’il est visé. En prétendant vouloir assurer la sécurité des étudiant·es juif·ves, il cherche en réalité à préserver la légitimité de son soutien à l’État d’Israël tout comme son masque humaniste, un masque qui couvre son refus de regarder en face sa propre colonialité. Une fois de plus, il se sert des Juif·ves pour criminaliser le mouvement contestataire ; la “dérive antisémite” est ainsi devenue le symbole d’une France attaquée par celles et ceux qui ne s’inscriraient pas dans le nouvel arc Républicain de cette nation “judéo-chrétienne”, notamment la gauche et les populations issues de l’immigration post-coloniale.

Les universités, elles aussi, font le choix de la répression. Ce faisant, elles mettent physiquement en danger les étudiant·es participant aux mobilisations de solidarité avec la Palestine. Face au malaise, elles répondent par l’insécurité.

 

Deborah Leter

 

[1] La rédactrice en chef de Jewish Currents, Arielle Angel, le journaliste Peter Beinart, la rédactrice en chef adjointe Mari Cohen et l’éditeur Daniel May.

Photographie tirée du compte Instagram d’Urgence Palestine, @urgencepalestine.

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